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La face cachée de CRISPR : quand l’outil miracle peut devenir dangereux

Surnommé les « ciseaux génétiques », l’outil CRISPR-Cas9 est incontestablement l’une des plus grandes avancées depuis le séquençage du génome humain. Mais l’arrivée de cette puissance inédite impose à la jeune génération une question essentielle : « Qu’allons-nous faire de ce pouvoir ? »

Écrit par : Lili Le Roux

Faire des cassures double-brin dans le génome, ce n’est pas anodin 

Légende : Représentation numérique de l’ADN et de la biotechnologie. L’outil CRISPR-Cas9 permet de réaliser des « cassures double-brin » pour l’édition génomique.
Crédits: Sangharsh Lohakare/Unsplash.

Entre découverte et prix Nobel

Comment cette incroyable technologie a-t-elle vu le jour ? L’histoire est belle et nous rappelle à quel point la nature est la première source d’innovation : cet outil est, en réalité, le mécanisme de défense des bactéries contre leurs virus, une sorte de système immunitaire ancestral. Les chercheurs ont rapidement compris qu’il était possible de détourner ce mécanisme pour « couper » l’ADN à un endroit précis.

Le tournant majeur arrive en 2020. Le prix Nobel de chimie est attribué à deux femmes, la Française Emmanuelle Charpentier et l’Américaine Jennifer Doudna, pour « le développement de la méthode d’édition du génome CRISPR-Cas9 ». Un moment fort, y compris pour la reconnaissance de la recherche française.

Si CRISPR a conquis la planète, c’est en partie grâce à sa simplicité d’utilisation : l’outil est facile à concevoir car il utilise un ARN guide pour cibler spécifiquement la séquence à couper. Cette accessibilité a permis à la technologie de se répandre très rapidement dans les laboratoires du monde entier, de la recherche fondamentale à l’industrie agroalimentaire.

Légende : Schéma du mécanisme CRISPR-Cas9 (structure 3D PDB 5Y36).
Crédits : Elena I Leonova/Wikimédia

De l’agroalimentaire à la santé 

CRISPR, c’est avant tout un succès d’applications concrètes et rapides. Initialement exploité dans l’industrie agroalimentaire, par exemple pour rendre les bactéries plus résistantes contre les bactériophages (des virus qui infectent des bactéries) dans la production de yaourts, le champ des possibles s’est rapidement élargi.

Aujourd’hui, les applications sont nombreuses : des tomates génétiquement éditées et commercialisées au Japon, au bien-être animal, comme l’obtention de bovins sans cornes pour augmenter la sécurité des individus en élevage.

En médecine, l’outil est source d’un « espoir formidable ». On l’utilise pour développer de nouvelles immunothérapies contre le cancer et, bien sûr, pour traiter des pathologies héréditaires dévastatrices comme la drépanocytose, une maladie génétique qui affecte les globules rouges, avec des médicaments pionniers tel que Casgevy (exagamglogène autotemcel).

Légende : La technologie CRISPR-Cas9 est exploitée dans l’agroalimentaire, notamment pour l’édition génomique de cultures comme les tomates, ouvrant la voie à des variétés plus résistantes.
Crédits : Wayhomestudio/Freepik

Les risques d’erreurs et de défaillance

Mais la science n’est jamais sans failles. « Faire des cassures double-brin dans le génome, ce n’est pas anodin », explique Aurélie Bedel, professeure à l’université de Bordeaux et praticienne hospitalière en biochimie et biologie moléculaire au CHU de Bordeaux. L’un des problèmes majeurs de CRISPR réside dans les erreurs hors-cible (off-target). Celles-ci surviennent lorsque l’ARN guide manque de précision. Ces coupures non souhaitées peuvent avoir des conséquences complexes, comme l’apparition d’anomalies dues à la cassure d’un segment de chromosome puis à son transfert sur un autre chromosome non homologue (appelé translocation) ou encore la création de grandes délétions supprimant un morceau de chromosome. Il y a un risque réel à maîtriser avant de généraliser son usage.

Le défi éthique : éviter le scénario « GATTACA »

La question éthique est, de loin, la plus importante, car elle engage directement l’avenir de notre espèce. Le risque majeur est celui de l’eugénisme, soit la possibilité de « choisir » le génotype de ses enfants dans l’idée de les « améliorer ».

Ce débat renvoie inévitablement au film de science-fiction dystopique Bienvenue à Gattaca (1997). L’idée d’une société où les humains seraient triés entre « valides » (conçus génétiquement) et
« non valides » (conçus naturellement) est un cauchemar que nous devons absolument éviter.

Cette fiction fait écho à l’affaire des « bébés CRISPR » en Chine. Un chercheur nommé He Jiankui a modifié des embryons humains. L’émoi mondial a été total, et le scientifique a été condamné en 2019 à trois ans de prison. Selon Aurélie Bedel, « c’était trop tôt et pour une mauvaise utilisation de l’outil » (la justification, protéger du VIH, n’en nécessitait pas l’usage). Cet événement a conduit à une volonté d’encadrement international strict de l’édition du génome humain.

Face à ces enjeux, la réglementation est primordiale. L’Europe reste très prudente, considérant CRISPR comme un OGM selon l’arrêt CJUE de 2018. Aux États-Unis, le cadre est beaucoup plus souple, créant un profond désaccord entre les continents. Il est urgent que les consortiums internationaux définissent un cadre éthique et légal précis et unifié pour garantir que cette technologie puisse servir l’humanité sans la diviser.