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La conquête spatiale moderne au prix des tortues ?

Qu’ont en commun une Tesla jouant du David Bowie en orbite autour de Mars et une plage mexicaine abritant une espèce de tortue menacée d’extinction ? Ce sont deux facettes de la réalité de la conquête spatiale moderne. Irénée Régnauld, chercheur associé à l’université de technologie de Compiègne et doctorant à l’EHESS, décrit un monde rempli de contradictions et d’incertitudes.

Écrit par : Chloé Badie

Dans l’espace, il y a une promesse de résolution écologique.

 

Le 6 février 2018 a décollé avec perte et fracas la fusée Falcon Heavy, de la société spatiale SpaceX, avec à bord une voiture électrique Tesla, devant les yeux de millions de spectateurs en direct. Un coup de communication spectaculaire pour les deux entreprises du milliardaire Elon Musk, visage le plus connu dans le monde de la conquête spatiale moderne. Derrière cette image léchée se cache une industrie destructrice, sur le plan humain et environnemental, avec un avenir économique incertain.

« Starman » la Tesla lancée dans l’espace par SpaceX,
06/02/2018. Crédits : Falcon Heavy Demo Mission (via Wikipédia)

Un Colosse aux pieds d’argile

Les entreprises spatiales privées modernes, dites “new space” par Irénée Régnauld, émergent au début des années 2000, les plus connues étant Blue Origin (fondée en 2000 par Jeff Bezos) et SpaceX (en 2002 par Elon Musk), dans un contexte de réduction des coûts des lancements, et une volonté de recréer un engouement pour les étoiles. Irénée Régnauld a étudié le fonctionnement et l’histoire de ces entreprises, dans son ouvrage. Une histoire de la conquête spatiale : Des fusées nazies aux astrocapitalistes de New Space
(La Fabrique, 2024).

Ces programmes spatiaux privés permettent d’accélérer le lancement de satellites, principalement pour les télécommunications et le GPS, éléments indispensables pour le fonctionnement de notre société. « Si vous enlevez le GPS, vous n’avez plus Tinder, vous n’avez plus Uber, vous n’avez plus rien », assène Irénée Régnauld. SpaceX est responsable du projet de ce type le plus connu, avec les satellites Starlink. Malgré l’importance de ces services, il émet des doutes sur leur rentabilité : « on ne sait pas si les télécommunications de type Starlink sont rentables, cela repose quand même beaucoup sur des contrats publics (…). S’il n’y a pas de l’argent de l’État, il n’y a plus de marché. »

Il s’agit donc d’un secteur faisant avant tout un énorme travail d’image, comme le montre le Starman d’Elon Musk, mais avec un fondement économique pour le moins douteux. Il ne subsiste que des promesses : l’idée de repousser les frontières, d’utiliser l’espace comme solution à tous les problèmes actuels : « Il reste plein de mines à aller miner, de fonds des océans à aller creuser (…) mais cela coûte de plus en plus cher. Dans l’espace, il y a une promesse de résolution écologique »

Une pollution de la mer à l’espace

S’il y a une chose que ces nouvelles compagnies spatiales réussissent à faire, c’est lancer toujours plus de satellites en orbite. On passe d’une centaine de lancements annuels en 2010, à près de 3000 en 2023 (d’après United Nations Office for Outer Space Affairs en 2025). Le risque de collision entre satellites, ou avec des milliers de débris en orbite, est toujours plus grand. Le syndrome de Kessler, décrit par l’astrophysicien éponyme, montre un scénario où la quantité de débris augmente les risques de collision, qui génère plus de débris, provoquant une destruction en chaîne, rendant l’exploration de l’espace de plus en plus périlleuse.

Même si les débris sont sous surveillance constante, les conséquences sont pour le moment économiques : « La durée de vie des satellites est réduite, donc, le prix des assurances va monter », estime Irénée Régnauld.

Si la pollution atmosphérique des lancements est un point de débat courant, il ne s’agit pas tant de la quantité des gaz à effet de serre qui pose problème, mais plutôt du lieu où le rejet a lieu. Là encore, cette question est entourée d’incertitudes : « Les fusées (…) délivrent des gaz à certains endroits avec des effets qu’on ne connaît pas et qui sont potentiellement très puissants sur le changement climatique ».

On peut cependant observer les effets très visibles des lancements sur Terre et dans la mer. Lors d’un échec de lancement par SpaceX en juin 2025, les plages abritant une espèce protégée de tortues marines (situées à moins de 20 km du lieu de lancement) se sont retrouvées recouvertes de débris de plastiques, de colles, de résines époxy, qui mettent directement en danger les espèces locales.

Débris sur la « playa baghdad » au Mexique. Crédits : Jesus Elias Ibarra, fin juin 2025

De l’astronomie au colonialisme

Le domaine de l’astronomie est également intimement lié avec à des problématiques coloniales. Pour des raisons physiques, la majorité des installations spatiales sont situées autour de l’équateur (la rotation de la Terre permet de bénéficier d’un multiplicateur de force, un « effet de fronde »).

C’est une évidence pour Irénée Régnauld : « A l’équateur, ce sont plutôt des pays qui ont été colonisés par des puissances impériales », et la starbase d’Elon Musk est située là où vivent des populations autochtones amérindiennes. « La France a mis ses bases de lancement en Algérie avant de les mettre en Guyane », précise le spécialiste. Les risques liés aux lancements, par les explosions, la pollution, les débris, se retrouvent dans un « ailleurs », loin de la métropole.

Le programme spatial moderne est défini par la publicité, mais repose sur une multitude d’incertitudes.